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Scientia Viperinus : écologie évolutive et processus d’adaptation d'une espèce classée vulnérable

La vipère d'Orsini1 est mise à l’honneur dans une étude conduite par Jean-Pierre Baron, un spécialiste des serpents, et Thomas Tully et Jean-François Le Galliard, deux chercheurs de Sorbonne Université et du CNRS à l’Institut d'Écologie et des Sciences de l'Environnement de Paris - iEES Paris (Sorbonne Université/CNRS/INRAE/IRD/UPEC/Université de Paris).
 

Jean Pierre Baron, herpétologue, en train d’identifier une vipère en examinant l'écaillure de sa tête ​​​​​©Thomas Tully

Vipère d'Orsini ©Thomas Tully
 

Les organismes vivants vieillissent-ils tous de la même manière ?

Des analyses comparatives récentes ont révélé une diversité insoupçonnée de la sénescence2 animale entre les espèces et les sexes contredisant l’idée selon laquelle la senescence serait un processus physiologique quasi-universel.

Ces études ont pu montrer que le vieillissement peut se manifester selon trois tendances générales: (1) une sénescence caractérisée par une détérioration progressive de l’organisme adulte quand il devient plus âgé (comme chez l'être humain, la mortalité augmente avec l’âge tandis que sa fertilité baisse), (2) une sénescence négligeable quand les adultes âgés restent aussi performants en terme de survie et reproduction que les jeunes adultes et (3) une sénescence négative caractérisée par une amélioration de performances des adultes avec l’âge.

Quantifier la sénescence d'une espèce de serpent dans son habitat sauvage

Une petite population de vipères située au Mont Ventoux3 a été étudiée pendant 37 ans, et ce depuis 1979. Chaque année, ces vipères sont capturées, caractérisées, marquées puis relâchées, ce qui a permis de suivre la croissance, la reproduction et la survie de plus de mille individus.

Les chercheurs ont marqué presque 500 vipéreaux à la naissance dont certains ont été ensuite recapturés adultes, leur âge étant alors connu avec précision. Ils ont étudié les effets du vieillissement sur la reproduction et la survie adulte dans cette population naturelle.

Les études permettant de quantifier avec précision l’âge d’un serpent dans la nature et de suivre des individus marqués d’âge connu pendant des dizaines d’années sont extrêmement rares. Les chercheurs on pu exploiter ce jeu de données unique pour évaluer empiriquement un certain nombre de prédictions théoriques portant sur l’évolution de la sénescence, et en particulier celles propres aux ectothermes4 à croissance continue que sont les serpents.

Dans quelles conditions la sélection naturelle permet-elle à des espèces d’échapper à la sénescence ?

Les études théoriques prédisent que les espèces à croissance adulte continue et dont la fécondité augmente avec la taille des individus - comme les serpents - sont susceptibles de bénéficier d’une sénescence négligeable.

En utilisant des méthodes récentes d’analyse de données qui s’appuient sur un modèle bayésien5, les chercheurs ont caractérisé finement la manière dont la survie adulte change avec l’âge. Conformément aux prédictions, cette survie - tout comme la reproduction des femelles - reste stable et indépendante de l’âge (sénescence négligeable). De plus, les chercheurs ont montré qu’en ce qui concerne la survie, cette absence de sénescence n’est observable que dans une partie de la population de ces vipères. En effet, à quelques dizaines de mètres, une autre sous-population, résidant dans un habitat légèrement plus chaud et plus sec, présente des taux de mortalité qui augmentent avec l’âge des vipères adultes.

Ainsi l’article «Micro-geographic shift between negligible and actuarial senescence in a wild snake », paru dans le Journal of Animal Ecology de la British Ecological Society, montre que la senescence adulte peut varier drastiquement dans une même population en fonction de micro-changements dans les conditions environnementales, révélant le caractère complexe de cette plasticité intra-espèce.

Cette plasticité du vieillissement nous pousse à nous interroger sur l’importance des facteurs de l’environnement sur les trajectoires de vie des individus. L’étude est inédite au vu de la prise en compte de l’environnement et de son influence sur le vieillissement, la mortalité et la modification des pressions sélectives dans cette population sauvage de reptiles. Comme le rappellent les auteurs, l’effet des conditions environnementales et perturbations anthropiques sont des aspects rarement abordés jusqu’ici dans l’étude du vieillissement dans les populations naturelles.

Modus operandi viperinus : viabilité et processus d’adaptation

L’étude nous apporte des éléments empiriques confortant certaines prédictions de travaux théoriques visant à étudier les conditions dans lesquelles la sénescence peut évoluer ou devenir négligeable. Elle ouvre aussi des perspectives intéressantes montrant que la plasticité phénotypique peut façonner profondément le vieillissement.

Le mode de vieillissement de la vipère d’Orsini peut varier même à une échelle spatiale très fine à l’intérieur d’une même population. Quand les conditions optimales sont réunies le taux de survie est stable à l’âge adulte alors qu’une augmentation de la mortalité avec l’âge est détectée dans un habitat moins favorable.

Affiner notre connaissance du vivant 

Cet article s’inscrit dans la lignée des études en écologie évolutive qui nous permettent d’avoir une meilleure compréhension de l’influence de l’environnement et de la complexité des processus d’adaptation chez les organismes vivants.

La compréhension des facteurs environnementaux pouvant être à l’origine des différences observées entre les habitats demande encore à être affinée. Ainsi les auteurs n’écartent-ils pas l’hypothèse qu’une activité locomotrice soit modifiée selon les saisons ainsi que le métabolisme de base selon le sexe. De même, le cycle de reproduction peut varier en fonction des environnements (familiers – peu familiers ou à risque), en fonction des risques de prédations et mortalité. Enfin, la prise en compte du facteur stress chez les vipères et leurs « sensibilités »6 à l’activité humaine dans les zones environnantes, qui se traduit d’ailleurs par leur capacité à manifester des comportements modifiés, présente un élément clé et une piste à explorer dans l’étude des organismes vivant dans un monde en pleine mutation.

Il est clair que davantage d’études comparatives sont nécessaires, comme l’indiquent nos auteurs, pour comprendre ces variations complexes.


(1) Il s'agit de la plus petite vipère d'Europe. La vipère d’Orsini est une espèce classée sur la liste rouge de l'UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature), l'inventaire mondial le plus complet de l'état de conservation global des espèces végétales et animales. Voir fiche espèce.

(2) Dans le domaine de l’écologie évolutive, la sénescence renvoie uniquement au déclin de taux de survie et reproduction avec l’âge des individus. Dans un contexte scientifique plus large, la sénescence est le processus physiologique qui se traduit par une détérioration progressive de l'organisme avec l'âge, et qui est causé par un arrêt du cycle de reproduction cellulaire aboutissant à la mort. Le rôle utile de ce processus dans l'embryogenèse, la cicatrisation ou la suppression des tumeurs est de plus en plus mis en avant dans la littérature savante.

(3) Le mont Ventoux est un sommet de Provence culminant à 1 909 mètres au-dessus de la mer et localisé entre le massif des Alpes au nord, et les massifs Méditerranéens au sud. Il est très prisé par les sportifs et les passionnés de randonnées et caractérisé par sa grande diversité. Classé réserve de biosphère par l'UNESCO.

(4) Des organismes dont la température du corps est engendrée par les échanges thermiques avec leur environnement qui peuvent être contrôlés par des réponses comportementales (thermorégulation comportementale).

(5) La statistique bayésienne est une approche statistique fondée sur l'inférence bayésienne. Elle consiste à calculer les probabilités de diverses causes hypothétiques à partir de l'observation d'événements connus. Voir théorème de Bayes.

(6) Des termes émotifs sont aujourd’hui utilisés pour caractériser la sentience animale et la capacité à éprouver du stress. Ceci rejoint également la thèse selon laquelle les espèces venimeuses ont développé leur venin comme mécanisme de défense contre la prédation et les nuisances extérieures. En dehors de cette quête strictement herpétologique, ces sujets requièrent une investigation plus profonde, à la fois scientifique et philosophique. Une des premières tentatives scientifique date de 1883. Voir Mental Evolution in Animals du naturaliste anglais-canadien George Romanes.

 

 Vipère d'Orsini, Mont Ventoux ©Matthieu Berroneau

Contact chercheur

Thomas Tully
Maître de conférences - Sorbonne Université

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