intelligence des poulpes
  • Recherche

Laure Bonnaud-Ponticelli : « La capacité d’analyse du poulpe est phénoménale ! »

Fini le temps où la pieuvre était, dans l’imaginaire collectif, un effroyable monstre marin attaquant le Nautilus de Jules Verne ! L’image du poulpe a désormais bien changé. Le céphalopode s’est par exemple illustré sous le pseudonyme Paul, lors de la Coupe du monde de football 2010, en établissant des pronostics (plus ou moins réussis) et plus récemment, dans La sagesse de la pieuvre, un film documentaire multi-récompensé (Oscar du meilleur film documentaire en 2021). On y découvre un animal non seulement attachant, mais doté de capacités exceptionnelles. Pour en savoir plus, nous avons échangé avec Laure Bonnaud-Ponticelli, professeure au MNHN, biologiste et spécialiste des céphalopodes.

Pourquoi dit-on que le poulpe est intelligent ?
Laure Bonnaud-Ponticelli :
Je ne sais pas si le terme d’intelligence est approprié, c’est une notion très anthropocentrée. Je dirais plutôt qu’il a de bonnes capacités cognitives, comportementales et d’apprentissage. Le poulpe est capable d’analyser des situations, d’identifier un problème, d'apprendre de son environnement et de reproduire des actions. 
Certains disent qu’ils ont neuf cerveaux, mais c’est un peu plus complexe que cela. Les poulpes ont un gros cerveau central, situé entre les deux yeux. Ils disposent aussi de ganglions à la base de chacun de leurs huit bras. Ce sont comme des mini centrales nerveuses qui font partie du système nerveux périphérique. Il a d’ailleurs été mis en évidence qu’il y a une forme de contrôle parallèle de ces ganglions sur le mouvement et le fonctionnement de leurs bras, un fonctionnement qui serait indépendant du contrôle central.

Le cerveau d’un poulpe n’est pas qu’une simple masse ! À l’intérieur, on distingue des lobes qui gèrent des fonctions précises : la partie haute est dédiée aux fonctions d'analyse de l'environnement et la partie basse aux fonctions motrices, aux mouvements de locomotion et à ceux associés aux chromatophores. Ces cellules pigmentaires à la surface de la peau se retrouvent chez tous les animaux, mais chez les céphalopodes, elles ont la particularité d’être de vrais organes intégrés, des organes neuro-musculaires contrôlés directement par le système nerveux. Il sait alors adapter la couleur de sa peau, ainsi que sa forme, en fonction de la situation qu’il rencontre. C’est un maître dans l’art du camouflage !

Pouvez-vous donner quelques exemples de comportements dits « intelligents » ?
L.B-P.
: Il faut savoir que l’apprentissage du poulpe n’est pas seulement physique, il est aussi visuel. Il est capable d'observer un congénère et de l’imiter. C’est le cas aussi des seiches. On a vu des petites seiches en aquarium capables de reproduire très rapidement le comportement de leurs copines. C’est assez incroyable ! 

On a aussi remarqué que le poulpe a une « conscience » corporelle très aiguë de son environnement. Du fait de sa morphologie, de son corps tout mou, il arrive aisément à se contorsionner… excepté à un seul endroit, entre les deux yeux, là où le cerveau est enfermé dans une capsule cartilagineuse incapable de se compresser. Tout passage à un endroit va donc être conditionné par cette contrainte de taille de la capsule. 
Lorsqu'on montre à un poulpe un chemin à emprunter par des ouvertures circulaires de diamètres différents, il va évaluer chacune d’elle en utilisant ses bras, et va finir par passer uniquement dans le trou dans lequel le diamètre est tout juste supérieur à sa distance entre les deux yeux. Nous, humains, ne pouvons pas faire ça. Si nous étions dans le même cas, nous ne pourrions pas évaluer une distance aussi précisément, sauf à l'aide d’instruments ou en essayant de voir si l’on peut passer. Notre « conscience » corporelle par rapport à l'environnement est largement inférieure ! 

Le poulpe sait également apprendre à partir d'un tutoriel. Une des nombreuses expériences a consisté à placer un poulpe en présence d’un problème particulier, à savoir ouvrir une boîte contenant un crabe dont le rabat du couvercle est traversé par un tube. Or, pour y accéder, l’unique moyen était de retirer le tube afin que le couvercle se soulève. 
Après des heures à essayer de trouver une solution, le poulpe a fini par s’en désintéresser. Puis, l’équipe de recherche lui a diffusé une vidéo dans laquelle il pouvait voir une main humaine retirer le tube et réussir à accéder au crabe. Cette vidéo lui a été passée en boucle. Au bout de 30 minutes, le poulpe a analysé la situation et est allé enlever le tube. Sa capacité d'analyse est phénoménale ! Un enfant en bas âge ne saurait pas faire

Le poulpe a une « conscience » corporelle très aiguë de son environnement.

Les poulpes ressentent-ils la douleur ?
L.B-P. :
Évidemment ! Ils ressentent de la douleur, de la souffrance. On observe des manifestations de stress évidentes. Ils peuvent même en mourir. On le voit aussi avant éclosion. Au stade embryonnaire, ce sont des animaux extrêmement sensibles à leur environnement, à la moindre variation de lumière…
En 2013, les céphalopodes sont entrés dans la législation européenne pour l'expérimentation animale. Cela signifie que, lorsque nous, scientifiques, faisons des expériences sur ces animaux, nous devons faire des demandes d'autorisation de projet qui expliquent toutes les conditions de l'expérience, de manière que cela occasionne le moins de souffrance et de douleur à l'animal. 
Nous compensons les douleurs éventuelles par la médication. Malgré tout, chez les céphalopodes, cela est compliqué, car il y a une grande diversité de réaction en fonction des espèces. Nous travaillons encore sur les meilleures façons d’améliorer leur bien-être. 

À votre avis, les céphalopodes ont-ils une conscience ? 
L.B-P. :
La conscience est très difficile à définir. Dernièrement, il a été envisagé que les poulpes pourraient être capables de rêver. On a vu qu'un poulpe en phase de sommeil avait des réactions au niveau de sa peau, par exemple, elle changeait de couleur. Nous pouvons interpréter cela comme des rêves, mais tout est encore à l’état d’hypothèse.

Vos recherches sont principalement concentrées sur la seiche, cousine du poulpe et du calamar. Pouvez-vous nous en dire plus ?
L.B-P. : 
En 2004, j’ai monté ma propre équipe de recherche sur l'évolution du développement des embryons de seiche au laboratoire BOREA (MNHN/Sorbonne Université/CNRS/IRD/Université de Caen/Université des Antilles). En France, on étudie surtout cet animal. C’est lié à notre héritage. Jadis, la seiche était la deuxième espèce débarquée sur les côtes normandes après la coquille Saint-Jacques. Il y avait alors un intérêt local à l’étudier. Le poulpe est un animal plutôt emblématique des pays du sud, que l’on rencontre beaucoup moins sur les côtes bretonnes depuis l'hiver rigoureux de 1952, mais qui revient progressivement.

Il y a une expérience fabuleuse sur les seiches dont j’aimerais vous faire part qui a été réalisée par l’équipe de Christelle Jozet-Alves à l’université de Rennes. Ils ont voulu voir si la seiche était capable de se réguler du point de vue alimentaire. Pour cela, ils ont fait intervenir deux cohortes de seiche qui avaient la même quantité de crabes à manger le midi. En revanche, le soir, une cohorte avait de temps en temps des crevettes et l'autre en avait en permanence. Il faut savoir que la seiche est plus friande de crevette que de crabe.
L’équipe de recherche s’est aperçue qu’au fil de l’expérience, la première cohorte mangeait, voire augmentait sa quantité de crabe du midi, tandis que la seconde la diminuait. Elles savaient que le soir, un plat de crevettes les attendait. C’est une très belle expérience d'anticipation et de régulation de son propre comportement alimentaire en fonction des conditions environnementales. 

Qui est Laure Bonnaud-Ponticelli ? 

Laure Bonnaud-Ponticelli est professeure au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN), biologiste et chercheuse au Laboratoire de biologie des organismes et des écosystèmes aquatiques (BOREA). 
« En 5e, j'avais un professeur de sciences naturelles qui était absolument fabuleux. Il nous a fait disséquer une moule et une crevette, et cela m’a passionnée ! À partir de ce moment, je me suis dit que je voulais vraiment travailler dans les sciences maritimes. Pendant mon DEA, j’ai fait un stage dans l’équipe de Renata Boucher-Rodoni, une grande spécialiste des céphalopodes et je suis tombée amoureuse de ces animaux. »
 

Poulpe ou pieuvre ?

Les deux, mon capitaine ! Poulpe est l’appellation la plus ancienne, du grec « polypous » qui signifie plusieurs pieds.
Pieuvre vient de l’argot normand et a été popularisé par Victor Hugo au XIXᵉ siècle dans son roman à succès Les Travailleurs de la mer.