La beauté des comportements collectifs, ou comment le tout devient plus grand que la somme des parties
Nuées d’oiseaux, banc de poissons, essaims d’abeilles... Les comportements de groupe, même complexes, ne nécessitent pas forcément une forme évoluée d’intelligence ou de perception. Est-il donc possible de reproduire ces comportements chez les robots ? Analyse avec Jérémy Fersula, doctorant en robotique à Sorbonne Université au sein de l'Institut des Systèmes Intelligents et de Robotique (ISIR).
Dans le cinéma fantasy ou de science-fiction, des batailles titanesques mettent en scène simultanément des milliers de personnages, comme lorsque les cavaliers du Rohan font face aux armées des Orcs dans les films du Seigneur des anneaux. Ces images spectaculaires sont rendues possibles à l’aide de techniques de simulation de foule : chaque personnage animé possède un comportement individuel très simple, mais du fait du grand nombre de personnages et de leurs interactions, il est possible de faire naître un vrai comportement collectif. Mais comment orchestrer un si grand nombre d’« individus » de façon cohérente à partir des règles les plus simples possible ?
Cette question fait l’objet d’une réflexion ancienne, non pas chez les réalisateurs de films, mais chez les éthologues. Que dire lorsque s’élèvent par milliers les oiseaux d’une nuée de migrateurs ! Marquants le bleu du ciel d’un corps noir, souple, cohérent, la nuée agit d’un seul bloc alors qu’elle se compose bel et bien d’individus tout à fait distincts. La question vient d’elle-même : comment décrire un tel phénomène ? Comment une association d’individus peut-elle engendrer un tout, si cohérent qu’on pourrait le croire animé d’une volonté propre ?
Nous allons voir que les comportements de groupe, même complexes, ne nécessitent pas forcément une forme évoluée d’intelligence ou de perception. Un petit nombre de règles simples suffit parfois pour faire émerger des comportements collectifs à grande échelle.
Les comportements collectifs chez les animaux… et les bactéries
En éthologie, ce genre de phénomène de groupe n’est pas limité aux nuées d’oiseaux : banc de poissons, essaims d’abeilles, on les retrouve chez de nombreuses espèces. Ces agrégations en grand nombre sont depuis longtemps étudiées et servent différentes fonctions bénéfiques à l’espèce.
Par exemple, l’agrégation est bénéfique, car elle permet la protection du groupe, un plus grand choix de partenaires et une diffusion de l’information plus efficace. Dans le cas des poissons, un article paru en 2018 suggère de plus que le banc peut aider à diminuer l’énergie requise au déplacement dans l’eau, en suivant les courants induits par le groupe !
Plus étonnant encore, on retrouve des comportements collectifs complexes dans des organismes simples qu’on ne qualifie ordinairement pas d’« intelligents ». Certaines colonies de bactéries peuvent former d’étranges structures qui témoignent d’un comportement collectif.
Cet exemple est particulièrement intéressant, car il suggère que des comportements collectifs ne nécessitent même pas une forme d’intelligence ou de perception. Les comportements collectifs peuvent être « émergents », c’est-à-dire être le fruit d’interactions à la fois simples et locales.
Les comportements collectifs d’objets physiques inanimés
Les clefs d’une compréhension plus fine de ces comportements collectifs sont peut-être à chercher ailleurs qu’en éthologie. Aussi, la question des comportements collectifs émergents s’exporte désormais à d’autres domaines des sciences, comme la physique ou l’informatique.
D’une part, la physique de la matière active poursuit les travaux des biologistes, en construisant de nouveaux systèmes émergents, pilotés par des règles plus élémentaires. Il n’est définitivement plus question ici d’êtres vivants ni d’intelligence, mais d’éléments simples, qui interagissent mécaniquement, et parviennent tout de même à produire des effets collectifs de grande ampleur.
Un exemple de comportement émergent en physique est celui des « grains marcheurs ». Quelques milliers de ces grains sont placés sur un plateau vibrant, et voilà que chacune se retrouve propulsée vers l’avant. Ici, faire varier l’amplitude de vibration du plateau revient à faire varier la puissance que possède chaque particule pour avancer, mais augmente aussi le caractère erratique du mouvement individuel des particules. Pour des valeurs intermédiaires de l’amplitude de vibration, un mouvement collectif et coordonné émerge. Pourtant dépourvu d’appareil sensoriel ou cognitif, tout se passe comme si ces petits grains avaient choisi d’aller de concert dans un même sens.
Comment décrire mathématiquement les mouvements collectifs de ce type de particules ? Les modèles les plus simples de mouvement collectif, comme celui de Vicsek, se résument parfois à deux équations simples et un nombre très réduit de paramètres. En faisant varier ces paramètres, on peut faire apparaître des « transitions de phase », où le système se met spontanément à exhiber des comportements collectifs à grande échelle, comme si les particules se mettaient soudainement d’accord sur la marche à suivre.
Par ailleurs, bien que la compréhension fine des comportements émergents reste un sujet actif de recherche, il existe déjà des modèles et des applications tangibles, en robotique et en informatique.
Essaims de robots et animations de foules : les comportements collectifs en robotique et informatique
Des systèmes informatiques analogues à ceux des biologistes ont commencé à apparaître il y a une trentaine d’années, avec entre autres le modèle des boids. Ce modèle, proposé en 1986, permet de simuler très simplement des nuées et des essaims, au travers de petits triangles, libres de se mouvoir dans l’espace, appelés boids. Le comportement de ces derniers est régi par un mélange correctement dosé de 3 grandes règles : se rapprocher des groupes, s’aligner avec ses voisins, et fuir les zones trop densément peuplées.
Par sa simplicité, ce modèle inspire même des techniques de simulation de foules, qui finissent utilisées dans la production de films et ultimement au cinéma, par exemple dans « Le seigneur des anneaux », sorti en 2001.
Aujourd’hui, avec la miniaturisation des composants électroniques, la baisse des prix et l’augmentation des vitesses de calcul, des essaims de robots réels voient le jour. Les chercheurs en robotique s’exercent à manipuler simultanément plusieurs centaines de robots, et leur coordination est un défi d’envergure, à la fois technique et théorique.
Les avantages d’un essaim de robots par rapport à un robot unique sont multiples : une couverture spatiale plus importante, un coût réduit, une plus grande tolérance à la panne. Le lien avec la question de l’émergence est direct : quel est le plus simple ensemble de règles qui permet de régir l’essaim tout entier pour atteindre un objectif fixé ?
Ici, chaque robot ne peut obtenir qu’une information partielle de l’environnement dans lequel il évolue, grâce à ses capteurs et ceux de ses pairs. La simplicité des règles qui régissent son comportement n’est pas seulement un questionnement théorique, il y a également une forte dimension pratique : la réduction du coût du matériel nécessaire pour construire les robots.
Des résultats bluffants sont déjà d’actualité, en 2019 une équipe du Massachsetts Institute of Technology a développé une flotte de robots bio-inspirés – individuellement, ils ne peuvent que se contracter ou se dilater, mais ils parviennent en groupe à former un organisme cohérent capable de se déplacer et de franchir des obstacles, comme on le voit sur cette vidéo (en anglais).
Le parallèle avec la biologie se poursuit en 2021, alors qu’une équipe de Harvard développe des robots-poissons, ici aussi en vidéo, dont le comportement rappelle celui des boids.
Combiner intelligence individuelle et intelligence collective émergente est un pas majeur vers des systèmes multi-robots adaptatifs. Les systèmes robotiques et intelligences artificielles de demain se situent-elles à la croisée des sciences, entre biologie, physique et informatique ?
Jérémy Fersula, doctorant en robotique à Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.