Marie-Lise Chanin, pionnière de la connaissance de l’atmosphère, entre lasers, climat et trou d'ozone
Cathy Clerbaux, Sorbonne Université
La vie de scientifique n’a rien d’un long fleuve tranquille. C’est une quête sans fin qui empiète et s’entremêle à la vie privée, avec des moments de découragement (parfois) et d’exaltation (souvent). Pour garder le cap et l’enthousiasme, il faut se saisir d’opportunités scientifiques, mais aussi avoir la chance de croiser des personnalités bienveillantes et inspirantes, qui soient à la fois des modèles ou des mentors. Un de mes « anges gardiens » c’est Marie-Lise Chanin, une personnalité épatante, qui a joué et joue encore, du haut de ses 86 ans, un rôle essentiel en aéronomie. C’est son histoire que je vais vous raconter ici.
L’aéronomie naît dans les années 1950 (le mot « aeronomy » a été créé en 1954). C’est une science pluridisciplinaire qui a pour objet l’étude des propriétés physiques et chimiques de l’atmosphère. À l’époque on ne connaît pas grand-chose des impacts délétères de la pollution sur la santé, le trou d’ozone n’est pas encore apparu, et on parle plus d’hiver nucléaire que de réchauffement atmosphérique. Profitant du développement rapide de moyens d’observation (au sol, et, plus tard, embarqués à bord de ballons, d’avions et de satellites) et de l’avènement des outils informatiques, ce domaine de recherche a depuis connu un essor exceptionnel, avec la prise de conscience de l’impact des activités humaines sur la qualité de l’air qu’on respire, sur la couche d’ozone haut dans l’atmosphère, et sur le climat.
Le début de l’histoire : les fusées Véronique
Le début de la carrière scientifique de Marie-Lise se confond avec l’apparition de ce nouveau domaine de recherche. Après avoir considéré un temps des études artistiques, mais vite découragée par sa famille qui pensait que « ce ne sont pas des bonnes études pour une jeune fille de province », la jeune Marie-Lise prend goût à la physique, notamment grâce aux cours de Alfred Kastler (futur prix Nobel en 1966) qui enseignait l’optique quantique. Nous sommes en 1957-1958 et c’est aussi l’année géophysique internationale, qui marque le début de l’ère spatiale avec le lancement du premier Spoutnik en URSS (1957), du satellite Explorer aux USA (1958), et des fusées-sondes pour l’exploration de la haute atmosphère en France (1959). Les premières fusées-sondes sont un héritage des V-2 récupérés en 1945 de l’arsenal nazi, améliorées ensuite pour embarquer des instruments scientifiques destinés au sondage de l’atmosphère. Marie-Lise démarre alors une thèse sous la direction de Jacques Blamont, décédé cette année à l’âge de 93 ans, qui est à l’initiative de la création du premier laboratoire de recherche spatiale en France, le Service d’Aéronomie, et ensuite de l’agence spatiale française (le CNES).
Elle étudie la structure thermique de la haute atmosphère, entre 100 et 500 km, à partir de nuages de sodium et de potassium lâchés dans l’atmosphère par les fusées-sondes. En utilisant la résonance optique de la lumière solaire au crépuscule, elle pose les bases pour la découverte de la turbulence atmosphérique à haute altitude. Dix ans passent, durant lesquelles une série de fusées sont lancées sur tous les continents, Marie-Lise termine sa thèse (les thèses sont plus longues à cette époque), se marie et a un petit garçon, qui l’accompagnera souvent sur le terrain.
Le sondage de l’atmosphère par laser : la technologie lidar
Mais les fusées coûtent cher, et ne permettent pas d’atteindre la couche atmosphérique située entre 50 et 100 km, qu’on appelle parfois « ignorosphère » tellement on ne sait pas grand-chose de sa composition et des phénomènes qui s’y déroulent. Comment atteindre cette couche trop haute pour les avions et les ballons, et trop basse pour les fusées et les satellites ? Marie-Lise et ses étudiants en thèse développent alors un instrument de télédétection innovant pour sonder l’atmosphère : le lidar Rayleigh.
Il s’agit d’un faisceau laser pulsé et émis vers le ciel, qui est ensuite diffusé par les molécules d’air et les particules qui sont présentes sur son trajet optique. Le signal enregistré permet alors de déduire le profil de température et la concentration des gaz en présence, ainsi que le vent, dans un rayon d’une dizaine de kilomètres. Un brevet et des licences sont déposés au CNRS. Cette technologie de sondage actif s’est beaucoup développée depuis et permet maintenant d’étudier les ondes planétaires, les échauffements stratosphériques, les ondes de gravité, la variation de la température atmosphérique à long terme, et l’influence de l’activité solaire.
Mais l’aventure lidar est loin d’être terminée : après les stations d’observation au sol, les agences spatiales s’intéressent au concept. À la fin des années 1970, Marie-Lise fait partie des groupes d’experts qui sont chargés de faire voler un prototype dans l’espace, ce qui nécessite de les rendre autonomes. Les américains et les russes sont en compétition pour faire voler le premier exemplaire. Après une série de prototypes lancés avec succès, il faudra ensuite attendre jusqu’en 2006 pour que la première mission opérationnelle de sondage de l’atmosphère par lidar vole enfin : c’est la mission franco-américaine Calipso, qui fournit encore aujourd’hui des « coupes en tranche » de l’atmosphère pour mesurer les aérosols et les nuages. Ensuite, en 2018, l’ESA lancera Aeolus, qui fournit des profils du vent jusqu’à 30 km d’altitude, pour améliorer la qualité des prévisions météorologiques et mieux comprendre la dynamique atmosphérique et les processus climatiques.
La prise de conscience de l’impact des activités humaines sur l’atmosphère
Au cours des années 1980, les scientifiques commencent à réaliser que les gaz émis par les activités humaines s’accumulent dans l’atmosphère et ont un impact indélébile sur l’environnement. L’histoire du trou d’ozone en Antarctique est le premier exemple d’une collaboration fructueuse entre les scientifiques et les décideurs politiques. Quelques années après la découverte que l’ozone – qui nous protège des rayonnements UV – diminue drastiquement en septembre et octobre au-dessus du pôle sud, les scientifiques ont identifié les mécanismes de destruction et les composés impliqués (les chlorofluorocarbures, les gaz propulseurs utilisés dans les bombes aérosols, aussi utilisés comme gaz réfrigérants dans les frigos). Le premier protocole environnemental visant à éliminer complètement ces composés chlorés qui détruisent l’ozone a ensuite été adopté à l’échelle mondiale. De cette période date aussi la prise de conscience que l’accumulation des gaz à effet de serre va conduire à un réchauffement de la surface de la Terre (et un refroidissement des couches supérieures de l’atmosphère). Marie-Lise et ses étudiants sont aussi en première ligne sur ces deux thèmes, grâce aux réseaux d’observation qui permettent de sonder à la fois l’ozone et les températures dans toute une gamme d’altitudes.
En 1990, Marie-Lise Chanin est élue membre correspondant de l’Académie des sciences. C’est l’année du premier rapport du GIEC. Et c’est aussi le moment où, jeune étudiante en première année de thèse, je croise pour la première fois Marie-Lise au cours d’une mémorable école d’été organisée par le CNES. Dans les années qui suivent, elle s’engage dans des programmes internationaux dédiés à l’étude du rôle de la stratosphère sur le climat au sein du Programme mondial de recherche sur le climat, et elle joue un rôle important pour la diffusion des connaissances scientifiques.
« Finalement je me suis amusée tout le temps »
En préparant cet article, j’ai interrogé des chercheurs et des chercheuses qui ont travaillé avec elle, qui m’ont tous confirmé son enthousiasme communicatif et sa bienveillance. La « top scientist » dans notre domaine de recherche, Susan Solomon, qui s’est souvent retrouvée avec Marie-Lise dans des assemblées très masculines, m’a rapporté cette anecdote amusante :
« Lorsque j’ai été admise à l’Académie française en 1995 [ndlr : des Sciences], Marie-Lise et moi discutions avec le reste de la foule tout en nous installant dans la salle de réunion, quand quelqu’un est venu nous informer que les conjoints ne pouvaient pas y assister ! Elle a arrangé cela avec son charme et son tact habituels. »
Je n’ai pas eu le plaisir de travailler directement avec toi Marie-Lise. Nos routes se sont croisées au Service d’Aéronomie, devenu plus tard le LATMOS, car tu terminais ta carrière tandis que je démarrais la mienne. Mais en t’intéressant aux travaux de mon équipe, en m’associant à tes efforts de vulgarisation scientifique, et en me donnant une série de coups de pouce, tu as arrosé de tes bonnes ondes ma carrière scientifique. Merci pour tout, tu es un modèle pour moi et pour une série de chercheuses !
Cathy Clerbaux, Directrice de recherche au CNRS, laboratoire LATMOS, Institut Pierre Simon Laplace (IPSL), Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.