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Où est passée l’antimatière ? L’éclairage prometteur des neutrinos

Une équipe du Laboratoire de Physique Nucléaire et de Hautes Énergies LPNHE (Sorbonne Université/CNRS) participe à une étude internationale sur l’antimatière. 

Si nous vivons dans un monde de matière, c’est parce que celle-ci a très vite pris le dessus sur l’antimatière, alors qu’elles ont toutes deux été créées par le Big Bang aux premiers instants de notre Univers en quantités parfaitement égales. De forts indices d'une différence de comportement des neutrinos et des antineutrinos, les particules d’antimatière qui leur sont associées, rapportés dans Nature le 15 avril 2020, offrent une piste prometteuse pour expliquer cette asymétrie. Ces observations de l'expérience T2K, à laquelle sont associés plusieurs laboratoires français du CNRS, de l’École polytechnique, de Sorbonne Université et du CEA, pourraient nous aider à mieux comprendre la formation de l'Univers.

Les scientifiques savent depuis longtemps que matière et antimatière furent créées en quantités parfaitement égales à la naissance de l'Univers. Lorsqu’elles interagissent, les particules de matière et d’antimatière s'annihilent, ce qui aurait dû finalement laisser un Univers vide, rempli seulement d’énergie. Or, comme nous pouvons le constater en regardant autour de nous, la matière a finalement pris le pas sur l’antimatière1. Pour expliquer ce déséquilibre, les physiciens cherchent des asymétries dans le comportement des particules de matière et d'antimatière, asymétries qu’ils nomment violations de symétrie CP2

Depuis plusieurs décennies, les scientifiques ont détecté des défauts de symétrie entre les quarks (des constituants des atomes) et leurs antiparticules. Cependant, l’amplitude de cette violation n’est pas assez grande pour expliquer la disparition de l’antimatière dans l’Univers. Une autre piste semble prometteuse : une asymétrie entre les comportements des neutrinos et des antineutrinos pourrait constituer une grande part de la réponse. C’est ce que recherche l’expérience T2K3, qui se déroule au Japon et à laquelle collaborent en France le Laboratoire Leprince-Ringuet (CNRS/École polytechnique), le Laboratoire physique nucléaire et hautes énergies (CNRS/Sorbonne Université) et l’Institut de recherche sur les lois fondamentales de l'Univers du CEA. 

Les neutrinos sont des particules élémentaires extrêmement légères qui traversent tous les matériaux et qui sont très difficiles à détecter, et encore plus à étudier avec précision. Il en existe trois types, ou « saveurs » et, lorsqu'ils se déplacent, les neutrinos peuvent osciller, c’est-à-dire changer de saveur4. L’expérience T2K utilise alternativement des faisceaux de neutrinos et d’antineutrinos de saveur muonique, produits par un accélérateur de particules au centre de recherches J-PARC, sur la côte est du Japon. Près de la côte ouest, une petite fraction des faisceaux de neutrinos (ou d’antineutrinos) envoyés par JPARC est détectée grâce à la trace lumineuse qu’ils laissent dans les 50 000 tonnes d’eau du détecteur Super-Kamiokande, implanté à 1000 mètres de profondeur dans une ancienne mine. Au cours de leur parcours de 295 km à travers les roches (une fraction de seconde à la vitesse de la lumière), certains des neutrinos (ou antineutrinos) muoniques ont oscillé et pris une autre saveur, dite électronique.

En comptant le nombre de particules qui ont atteint Super-Kamiokande avec une saveur différente de celle avec laquelle elles avaient été produites à J-PARC, la collaboration T2K a montré que les neutrinos semblent osciller plus fréquemment que les antineutrinos. Les données pointent même vers une asymétrie quasi maximale entre le comportement des neutrinos et celui des antineutrinos. 

Ces résultats, fruits de dix ans de données accumulées dans Super-kamiokande avec un total de 243 neutrinos et 140 antineutrinos muoniques détectés, n’ont pas encore la statistique suffisante pour les qualifier de découverte ; ils constituent néanmoins une indication forte et une étape importante. Une nouvelle génération d'expériences devrait multiplier la production de données dans les prochaines années : Hyper-K, le successeur de Super-Kamiokande au Japon, dont la construction vient d’être actée et Dune, en cours de construction aux États-Unis, devraient être opérationnels vers 2027-2028. Si leurs nouvelles données confirment les résultats préliminaires de T2K, les neutrinos pourraient bien apporter d’ici dix ans une réponse au problème de la disparition de l'antimatière dans notre Univers.

L’expérience T2K a été construite et est exploitée par une collaboration internationale de près de 500 scientifiques de 68 laboratoires de 12 pays. Les laboratoires français ont été des acteurs majeurs de la construction et de la mise en œuvre des détecteurs proches ainsi que de l’expérience ancillaire menée au CERN pour une meilleure compréhension du faisceau. Ils sont très impliqués dans l’analyse globale des données et sont maintenant engagés dans le vaste programme d’amélioration des détecteurs proches.

 

Le détecteur de Super-Kamiokande est une cuve de 40 mètres de haut et de 40 mètres de diamètre, remplie de 50 000 tonnes d’eau ultra-pure, et tapissée de 13 000 détecteurs. Pour son successeur Hyper-K, la cuve sera plus grande (Notre-Dame de Paris pourrait y tenir) et dotée de détecteurs plus sensibles. Les faisceaux de neutrinos monteront aussi en puissance.
© Kamioka Observatory, ICRR, The University of Tokyo

 


(1) S’il n’est pas exclu qu’elle puisse exister de manière isolée dans l’Univers, la seule antimatière connue aujourd’hui est celle que produisent les scientifiques pour l’étudier.

(2) La violation de la symétrie CP désigne le fait de ne pas obtenir les mêmes résultats lorsqu'on échange particules et antiparticules et que l'on considère l'expérience obtenue par réflexion dans un miroir.

(3) T2K pour Tokai-to-Kamioka, Tokai et Kamioka étant les deux villes japonaises qui abritent chacune une partie de l’expérience.

(4) C’est d’ailleurs Super-Kamiokande qui a permis cette observation pour la première fois, en 2013.