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Préserver son attention à l'heure du numérique

Entretien avec Mehdi Khamassi, chercheur à l'ISIR

Portrait de Mehdi Khamassi

Dans le livre Pour une nouvelle culture de l'attention. Que faire de ces réseaux sociaux qui nous épuisent ?, co-écrit avec Stefana Broadbent, Florian Forestier et Célia Zolynski, le chercheur Mehdi Khamassi, spécialiste de sciences cognitives et d'IA appliquée à la robotique à l’ISIR*, nous partage des solutions pour reprendre le contrôle de notre attention à l’ère du numérique et promouvoir un usage plus bénéfique et démocratique des nouvelles technologies.

Comment est-née l’idée de ce livre ?

Mehdi Khamassi : Je fais partie du projet lancé en 2019 par le philosophe Daniel Andler, "Technologies émergentes et sagesse collective" à l'Académie des sciences morales et politiques. Ce projet rassemble des scientifiques de diverses disciplines pour réfléchir à des problèmes de société. Celui de la question de l'économie de l'attention est rapidement devenu central. Nous avons co-organisé des journées de réflexion à l'Assemblée nationale et à l’Unesco, réunissant spécialistes, députés, représentants de l'Unesco, membres de think-tanks, etc. Lors de ces journées, nous avons accumulé beaucoup de résultats que nous avons décidés de compiler dans un livre afin de les partager au grand public.

Vous parlez dans votre livre de l’économie de l’attention. Comment la définissez-vous ?

M. K. : Certains économistes et sociologues considèrent que dans notre société actuelle, l'attention des individus est aussi précieuse que le pétrole dans l'économie industrielle. Elle est devenue une monnaie d'échange centrale. L'économie de l'attention est donc un modèle économique qui consiste à capter notre attention et à la maintenir engagée pour, entre autres, augmenter le prix des espaces publicitaires.

Ce phénomène existait-il déjà avant l’ère du numérique ?

M. K. : Avant le digital, il y avait déjà des techniques inspirées de psychologie utilisées pour capter et maintenir l'attention vers des marques et des produits. Mais avec le numérique et le développement des connaissances cognitives, cette captation s'est intensifiée, les outils numériques permettant de tester en temps réel ce qui capte le mieux notre attention et de récolter des informations sur nos comportements : combien de temps restons-nous sur une vidéo ? Sur quelles suggestions cliquons-nous ?, etc. Cela permet une meilleure estimation de nos préférences et des suggestions publicitaires mieux ciblées.

D’un point de vue cognitif, quel est son impact sur notre cerveau ?

M. K. : Dans mes recherches, je m’intéresse à la prise de décision et notamment aux phénomènes de bascule entre une prise de décision délibérative, volontaire et orientée vers un but précis, et une prise de décision automatique, réactive aux stimuli. Les mécanismes psychologiques utilisés par les interfaces des réseaux sociaux nous maintiennent dans des comportements automatiques, réduisant notre liberté de décision. Nous réfléchissons moins à ce que nous faisons, nous déroulons automatiquement un fil sans fin, enchaînons les vidéos ou cliquons dès qu'il y a une notification. Ce mode de fonctionnement basé sur le stimulus-réponse nous fait perdre en liberté. Nous nous laissons guider passivement sans prendre le temps de la réflexivité : suis-je satisfait de mon usage des réseaux sociaux ? Ai-je terminé de faire ce que je voulais y faire ? Est-ce le moment d’arrêter ou est-ce que je souhaite délibérément rester connecté ? Si oui, combien de temps ?

Les nouveautés et les feedbacks sociaux, comme les likes et les notifications, activent notre système de récompense, notamment via la dopamine, un neuromodulateur qui renforce les comportements associés au plaisir. Cette quête incessante de nouveauté et de validation sociale nous donne l'impression de manquer quelque chose si nous ne sommes pas constamment connectés, ce qui renforce notre envie d'interagir avec ces plateformes, de réagir à chaque notification.

Dans votre livre, vous abordez également les risques que peuvent faire encourir ces mécanismes de captation de l’attention à la démocratie.

M. K. : En effet, les algorithmes de recommandation des réseaux sociaux favorisent les contenus choquants qui attirent davantage l'attention que les contenus neutres ou scientifiques. Cela pousse les utilisateurs à être exposés à des contenus émotionnellement chargés ou conflictuels, à des interactions de type clash plutôt que de favoriser la compréhension mutuelle. Cette situation est dangereuse pour la démocratie car elle enferme les utilisateurs dans des bulles de contenus polarisants, limitant ainsi les échanges constructifs et le vivre-ensemble.

Au-delà de la question de la captation de l’attention, les outils numériques entraînent d’autres problèmes cognitifs, n’est-ce pas ?

M. K. : Absolument. Il a été montré que la multiplication des écrans diminue notre capacité de mémorisation et de compréhension. Par exemple, lorsque nous regardons une série tout en parcourant les réseaux sociaux ou en révisant un examen en envoyant des messages, nos performances en pâtissent. Cette illusion de pouvoir faire plusieurs choses en même temps réduit nos performances.

De plus, passer trop de temps devant les écrans nous prive d'autres activités essentielles pour notre développement cognitif, notre ouverture d’esprit, mais également le repos de notre cerveau, comme se promener, lire un livre, discuter en face à face, etc. La sur-stimulation visuelle due aux écrans peut également affecter notre sommeil en raison de la lumière bleue qui perturbe notre horloge interne.

L’utilisation de ces technologies a un impact d’autant plus grand chez les enfants, n’est-ce pas ?

M. K. : Oui, et protéger les enfants est particulièrement important car leur cerveau est encore en développement. Jusqu'à trois ans, il est recommandé de ne pas les exposer aux écrans, et au-delà, de réguler strictement leur usage, par exemple en le limitant à une heure par jour. Les adolescents, dont le cortex préfrontal n'est pleinement développé que vers 25 ans, sont aussi plus vulnérables aux mécanismes addictogènes, comme les likes ou les notifications, qui peuvent entraîner des comportements compulsifs. Certaines études montrent également que les réseaux sociaux peuvent avoir des effets négatifs sur l'estime de soi et engendrer un sentiment de mal-être, notamment chez les adolescents qui traversent souvent une période d'instabilité émotionnelle et de fort besoin social.

Quelles solutions proposez-vous pour reprendre le contrôle de notre attention ?

M. K. : Pour reprendre le contrôle de notre attention et créer un espace numérique plus libre, plusieurs approches sont nécessaires. Au niveau individuel d’abord, il est essentiel d’éduquer les utilisateurs à mieux comprendre les biais cognitifs et le fonctionnement de leur attention, tout en les incitant à avoir une meilleure maîtrise de leurs interactions numériques.
Au niveau éducatif, il est crucial de former les enfants dès leur jeune âge à l’utilisation des interfaces numériques, mais aussi à protéger leurs données personnelles.

Au niveau de la régulation juridique, nous proposons d'interdire les pratiques manipulatrices comme les "dark patterns", où le design des interfaces oriente les choix des utilisateurs contre leurs intérêts. Notre co-autrice, Célia Zolynski, professeure de droit du numérique à l'Université Panthéon-Sorbonne, propose également un droit au paramétrage. Ce paramétrage intuitif, équitable et respectueux de la vie privée permettrait aux utilisateurs de définir leurs préférences une fois pour toutes - comme le refus des publicités ciblées - sans avoir à les reconfigurer constamment.

Par ailleurs, il est crucial d'introduire dans les interfaces des éléments qui nous aident à réfléchir à nos propres automatismes, à en prendre conscience, à les analyser et travailler contre ceux qui ne nous conviennent pas.
Enfin il nous paraît important de promouvoir une véritable politique culturelle au niveau de l'État pour inciter d'autres types de pratiques numériques. De nombreuses interfaces et plateformes actuelles tendent à nous isoler et à favoriser les conflits. À l'inverse, des interfaces collaboratives encouragent la construction collective et la participation démocratique. C’est par exemple le cas de Wikipédia qui permet de construire ensemble une encyclopédie, avec des mécanismes pour contribuer, exprimer et résoudre des désaccords. Cette approche favorise une meilleure compréhension mutuelle ainsi qu'une attention conjointe sur un même objet.

Quel rôle doit avoir l'université par rapport à ces enjeux ?

M. K. : Je pense qu'il est essentiel de favoriser la recherche sur ces sujets et d’ouvrir l'accès aux données des interfaces et des réseaux sociaux, notamment aux sciences humaines et sociales. L'université doit être un lieu qui facilite des collaborations interdisciplinaires entre spécialistes de l'IA, de la psychologie cognitive, de la sociologie, de la philosophie, du droit, etc., sur ces questions.

L’université est également l’endroit pour informer les étudiants et développer leur esprit critique et leur démarche scientifique afin qu'ils naviguent dans l’environnement numérique de manière plus éclairée.

Quel message souhaitez-vous transmettre au grand public ?

M. K. : Mon message est double. D'une part, le monde numérique a un potentiel énorme et offre de nombreuses opportunités positives. Mais, la structure actuelle de l'économie de l'attention favorise des aspects plus sombres, comme la captation de l'attention. Il est donc essentiel de rediriger ce potentiel vers des usages plus bénéfiques en comprenant mieux ces phénomènes et en proposant des régulations adaptées.

D'autre part, il est nécessaire de prendre conscience de la manière dont cette structure nous pousse vers des automatismes sans même nous en rendre compte. Il faut essayer d’en sortir pour retrouver une plus grande liberté d'action et continuer à avancer vers une société plus apaisée et démocratique.


*Institut des systèmes intelligents et de robotique (Sorbonne Université/CNRS/Inserm)

Propos recueillis par Justine Mathieu



Parutions

Pour une nouvelle culture de l'attention

Par Stefana Broadbent, Florian Forestier, Mehdi Khamassi, Célia Zolynski

Que faire de ces réseaux sociaux qui nous épuisent ?