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Quand l’atome s’agite : spectroscopie vibrationnelle d’un défaut isolé du graphène en microscopie électronique

Dans un article paru dans la revue scientifique américaine Science et qui s’inscrit dans le cadre de l'étude de la structure atomique de la matière, des chercheurs du SuperSTEM Laboratory (Daresbury, Royaume-Uni) et de l’IMPMC (Sorbonne Université/CNRS/MNHN/IRD) ont réussi à observer comment la présence d’un seul atome étranger dans un solide peut engendrer une modification locale considérable de ses propriétés vibrationnelles.

Les chercheurs utilisent la spectroscopie de perte d'énergie des électrons à haute résolution et des calculs ab initio approfondis pour tracer et mesurer à l’échelle atomique la réponse vibrationnelle d’un seul atome étranger inséré situé dans le réseau du graphène et sonder spectroscopiquement la dynamique du réseau qui en résulte, « une prouesse expérimentale», déclare Guillaume Radtke, Chargé de recherche CNRS à l’Institut de Minéralogie, de Physique des Matériaux et de Cosmochimie (IMPMC) et un des auteurs de l’étude, qui ouvre une voie jusqu’à présent inexplorée dans la mesure de ces changements subtils de la matière qui opèrent à l’échelle atomique et dans le contrôle des propriétés des matériaux, offrant des implications de grande envergure dans les domaines de la physique, de la chimie et de la science des matériaux.

Les défauts ponctuels peuvent modifier de manière significative la réponse vibrationnelle locale des matériaux et, ultimement, leurs propriétés macroscopiques. Si l’existence d’une signature spectroscopique localisée à l’échelle atomique de ces défauts est discutée depuis longtemps, elle n’a jamais pu être mise en évidence jusqu’à présent par les techniques conventionnelles qui moyennent l’information sur des échelles de longueur beaucoup plus grandes que les dimensions de l’atome. Dans ce travail, nous avons utilisé pour la première fois la spectroscopie de pertes d’énergie des électrons dans un microscope électronique en transmission pour identifier la réponse vibrationnelle d’une impureté substitutionnelle de silicium dans un film suspendu de graphène. Les calculs ab initio ont permis d’identifier ces signatures spectroscopiques comme des modes pseudo-localisés, résultant de l’hybridation entre les vibrations propres du défaut et le continuum du graphène.

Quand on s’intéresse à leurs propriétés dynamiques, les cristaux peuvent souvent être considérés comme des assemblages périodiques de masses couplées par des ressorts.  La présence de défauts ponctuels dans ces systèmes, liés à des changements locaux de masses ou de raideurs des ressorts, capables d’induire des changements significatifs de fréquences de leurs modes propres de vibration, a suscité très tôt la curiosité de physiciens comme Hamilton ou Rayleigh durant le XIXème siècle. Du point de vue expérimental, ce n’est qu’à partir de l'après seconde-guerre mondiale qu’un travail gigantesque qui devait durer plusieurs décennies, a été entrepris, à travers l’utilisation de spectroscopies optiques comme l'absorption infra-rouge ou le Raman, pour caractériser et comprendre les propriétés vibrationnelles induites dans les semi-conducteurs et isolants ioniques par des impuretés isolées.

De cette somme immense de travaux, deux grands types de modes de vibration spécifiques ont été identifiés : les modes localisés, dont l'énergie se détache du continuum du massif et dans lesquels l'amplitude de vibration décroît exponentiellement lorsque l'on s'éloigne de l'impureté et les modes pseudo-localisés qui résultent de l'hybridation des modes propres de l'impureté avec le continuum du massif, menant à un phénomène de résonnance. Ces derniers ont la particularité d'être complètement délocalisés tout en en conservant une amplitude de vibration beaucoup plus importante sur l'impureté elle-même que sur les autres atomes.

Bien que l'existence de signatures spectroscopiques localisées à l'échelle atomique associées à ces deux types de mode ait été établie théoriquement depuis des décennies, celles-ci n'ont pu être mises en évidence par aucune des spectroscopies vibrationnelles "conventionnelles", car ces dernières moyennent l'information sur des échelles de longueur beaucoup plus importantes que la taille caractéristique de l’atome.

Le travail que nous présentons ici résulte d’une collaboration entre des chercheurs du SuperSTEM Laboratory (Daresbury, Royaume-Uni) et de l’IMPMC (Sorbonne Université/CNRS/MNHN/IRD) et s'inscrit dans cette longue histoire de l'étude des propriétés vibrationnelles de défauts ponctuels dans les solides mais cette fois, en exploitant pour la première fois la résolution spatiale inégalée qu’offre la microscopie électronique en transmission à balayage (STEM). Nous avons, en effet, été en mesure de détecter et d’analyser la signature vibrationnelle spécifique d’un atome de silicium en substitution dans un mono-feuillet suspendu de graphène. Ceci a été rendu possible grâce aux avancées techniques de l’optique des microscopes permettant la formation de faisceaux électroniques dont la taille caractéristique est inférieure à 1 Å ainsi qu’aux développements récents des monochromateurs et spectromètres à ultra-haute résolution permettant d’accéder aux excitations vibrationnelles en spectroscopie de pertes d’énergie des électrons (EELS). Du point de vue théorique, les spectres EELS obtenus avec une résolution atomique révèlent les caractéristiques essentielles d’une densité d’état phononique projetée sur l’atome sondé (PPDOS) que l’on peut calculer par des méthodes ab initio. Ils montrent, dans notre cas, comment la présence de l’impureté induit une résonnance dans un domaine de fréquences où la DOS phononique du graphène ne présente pourtant pas de singularité et dont la signature est spatialement extrêmement localisée.

Ce travail démontre, pour la première fois, la capacité de l’EELS à mesurer la signature vibrationnelle d’un atome unique. Il représente ainsi une étape importante dans le développement de la microscopie électronique et en particulier, dans sa quête de la résolution ultime. Il ouvre de toutes nouvelles perspectives pour l’étude des défauts dans les solides, dont l’ingénierie constitue aujourd’hui un très vaste domaine de la physique de la matière condensée et des nanotechnologies.  

 

 

Géométrie expérimentale et spectre vibrationnel d’une impureté de Si dans le graphène.
(A) Représentation schématique de la géométrie expérimentale, l'entrée du spectromètre collecte des électrons diffusés avec de grands moments transférés ; (B) Spectres EELS normalisés acquis en balayant le faisceau électronique sur l'impureté de Si (en rouge) ou bien dans une région du massif du graphène (en bleu). Les régions concernées sont indiquées par un rectangle rouge et bleu sur l'image ADF en (D) ; (C) Détail de l'environnement de l'impureté montrant une coordinence 3 ; (E) Détail des spectres EELS dans le domaine de fréquences infra-rouge illustrant les différences entre le massif et l'impureté ; (F) Comparaison théorie/expérience des spectres différence (impureté-massif).

 

Bibliographie

Single-atom vibrational spectroscopy in the scanning transmission electron microscope, F. S. Hage, G. Radtke, D. M. Kepaptsoglou, M. Lazzeri, Q. M. Ramasse, Science, le 6 mars 2020.

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