Corinne Aubert
Première doyenne de la faculté des Sciences et Ingénierie de Sorbonne Université
La diversité est une force pour la recherche scientifique.
À l'occasion de la journée internationale des droits des femmes, Corinne Aubert, ancienne doyenne de la faculté des Sciences et Ingénierie, partage sa vision, son expérience, les progrès réalisés et les défis qu’il reste à relever en matière d’égalité femmes-hommes.
Pouvez-vous partager votre point de vue sur l'évolution de la représentation des femmes dans les sciences au fil du temps ?
Corinne Aubert : Entre 1992 et 2021, la proportion de femmes professeures dans les universités est passée de 12 % à 29 % et celle des femmes maîtresses de conférences de 35 % à 45 %, toute discipline confondue, selon les chiffres du ministère de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation (MESRI). Ces avancées significatives sont notamment liées aux efforts du MESRI pour promouvoir une meilleure parité dans les instances dirigeantes des universités et dans le recrutement des personnels enseignants-chercheurs.
Si la représentation des femmes dans les sciences a évolué, tout n’est cependant pas gagné car la situation, entre 2019 et aujourd’hui, progresse à un rythme plus modéré. Quant aux postes de support de la recherche, si les femmes représentent 63 % des postes administratifs et de gestion, elles ne représentent que 39 % des postes d'ingénieurs de recherche, un pourcentage similaire à celui observé chez les enseignantes-chercheuses et chercheuses. Il reste donc encore beaucoup à faire pour atteindre une égalité effective.
Comment Sorbonne Université s'inscrit-elle dans cette dynamique ?
C.A. : Notre université ne fait pas exception. Mais Sorbonne Université a, pour la première fois de son histoire, la chance d’être aujourd’hui présidée par une femme, Nathalie Drach-Temam. C’est un signal fort en matière d’égalité femmes-hommes. Nous avons également une mission dédiée à cet enjeu qui est très active. Un gros travail a notamment été engagé pour rendre les comités de sélection paritaires lors des concours et recrutements.
Y a-t-il des différences selon les disciplines scientifiques ?
C.A. : Je suis chimiste et la chimie a plutôt de bons pourcentages, avec plus de la moitié des postes occupés par des femmes (56 % en 2016), mais dans la moyenne avec 38,4 % d’enseignantes-chercheuses titulaires.
Cependant, plus les sciences « se durcissent » plus la proportion de femmes diminue. En informatique, seulement 24,5 % des enseignants-chercheurs sont des femmes, et ce chiffre tombe à 13,8 % en mathématiques. Les pourcentages sont alarmants car ces disciplines représentent le monde de demain et l’absence de femmes dans ces domaines pourrait faire perdurer leur invisibilisation dans le monde scientifique.
Et qu’en est-il selon les niveaux d’études ou de responsabilité ?
C.A. : Alors que la France compte plus de femmes diplômées que d’hommes jusqu’à bac +5, le syndrome du tuyau percé s’amorce entre le master et le doctorat où la proportion de doctorantes n’est plus que de 46 %. Et plus on monte dans les postes à responsabilités, moins il y a de femmes. La fuite est particulièrement marquée dans le passage entre les postes de maîtresses de conférences et ceux de professeures.
Quels sont les principaux obstacles auxquels les femmes sont confrontées dans leur carrière scientifique ?
C.A. : Les défis sont multiples. Tout d'abord, la persistance des stéréotypes demeure un obstacle majeur notamment dans les comités de sélection. À dossiers égaux, certains jurys continuent de qualifier un chercheur de « créatif » ou « brillant », tandis qu'une chercheuse sera décrite comme « sérieuse » et « carrée ». Ces biais éducatifs sont encore trop répandus. J’ai déjà entendu des commentaires discriminatoires du type : « elle a 30 ans, elle va nous faire un enfant » qui renforcent les stéréotypes de genre. Par ailleurs, des propos qui ne seraient jamais tenus à l'encontre d'un homme peuvent l’être envers une femme. J’en ai fait moi-même l’expérience dans ma carrière.
À cela s’ajoute l'entre-soi masculin qui peut entraîner une exclusion involontaire des femmes du réseau professionnel, limitant ainsi leurs opportunités d'avancement, ou encore la conciliation entre vie professionnelle et vie privée. Même si les hommes s'impliquent davantage dans la vie familiale qu’avant, les femmes portent toujours le poids prédominant du travail domestique.
Selon vous, quel est l'impact du phénomène d'auto-censure chez les femmes scientifiques ?
C.A. : L'autocensure des femmes est un défi majeur, souvent enraciné dans l'éducation. Une étude a montré qu’une femme ne postule à un poste que si elle répond à au moins 75 % des critères, alors qu'un homme y candidate avec seulement 50 % des critères. Je rejoins en cela les propos de la ministre, Sylvie Retailleau, qui disait dans une interview : « On nous inculque que l'homme est capable, et que la femme doit mériter ». Une enquête de la Chaire de recherche sur l’intérêt des jeunes à l’égard des sciences et de la technologie (CRIJEST) en 2015 a d’ailleurs révélé que les filles ont tendance à se percevoir comme moins douées, malgré de meilleurs résultats que les garçons. Le phénomène d'auto-censure les pousse à abandonner plus rapidement leurs aspirations scientifiques et persiste tout au long de la carrière.
Comment pouvons-nous y remédier ?
C.A. : Il n’y a pas de solution unique. Premièrement, je soutiens l'idée des quotas. Il est crucial d'assurer une représentation égale des femmes dans tous les processus de sélection. Cela doit être une priorité. On peut même envisager dans certains domaines une discrimination positive notamment dans les concours où un choix doit être fait entre une femme et un homme de compétence égale.
En outre, il est impératif de pousser nos collègues femmes à défendre leurs dossiers pour les promotions et les postes, à saisir les opportunités sans succomber à l'auto-dépréciation. Il est essentiel de briser l'idée préconçue selon laquelle un collègue masculin serait systématiquement meilleur ou qu’une femme devrait choisir entre sa vie de famille et sa carrière.
L'éducation et la sensibilisation jouent un rôle clé. Il est nécessaire de lutter contre les stéréotypes dès le processus d'embauche, en sensibilisant les jurys aux biais inconscients qui persistent dans ces contextes.
Comment les modèles féminins peuvent-ils influencer la carrière des jeunes chercheuses ? Avez-vous eu des exemples de femmes qui vous ont inspirée ?
C.A. : Dès le plus jeune âge, les stéréotypes de genre entravent les aspirations des femmes dans les sciences. Avoir des modèles féminins jouent un rôle crucial pour élargir les horizons et inspirer les futures générations. Il faut attaquer de bonne heure. Des associations telles que « Femmes & Sciences » mènent diverses actions pour lutter contre les idées reçues sur les études et l’orientation des filles et des garçons.
Personnellement, ma mère m’a inculquée très jeune que faire des études permettait d’être indépendante. Puis j'ai eu la chance de travailler dans un laboratoire dirigé par une femme à la personnalité bien trempée, une femme libre, indépendante, qui partait travailler à l'étranger. Elle m'a encouragée à faire un post-doctorat à une époque où cela était encore peu courant. Son exemple m’a inspirée et m’a montré que c’était possible.
En tant que chercheuse et ancienne doyenne de la faculté des Sciences et Ingénierie, pensez-vous que votre parcours peut être un modèle pour les jeunes femmes ?
C.A. : Après mon entrée au CNRS, ma carrière scientifique a évolué de manière classique en gravissant les différentes grades au sein de l’Institut parisien de chimie moléculaire (IPCM), un laboratoire très dynamique de notre université. Avec le temps, je me suis de plus en plus impliquée dans des actions de management de la recherche et de responsabilités collectives, tout en veillant à instaurer un équilibre entre la recherche et ces activités. Directrice de l’IPCM et responsable du laboratoire d’excellence MiChem, j'ai été amenée à m'engager fortement au sein de l'université. Élue doyenne de la faculté des Sciences et Ingénierie de Sorbonne Université, j'ai pris mes fonction en janvier 2018 en pensant que mon expérience pourrait servir mon université.
Je ne prétends pas être un modèle. Je n’avais pas de plan de carrière. J’ai évolué par opportunité et non pas opportunisme. Mais je pense que mes attitudes, mes actions et mon parcours professionnel peuvent aider certaines femmes à faire de même pour briser le plafond de verre.
En quoi la représentation des femmes est-elle cruciale pour la recherche scientifique ?
C.A. : La diversité est une force pour la recherche scientifique. Elle apporte des perspectives variées, des approches de pensée différentes et une richesse qui stimulent l'innovation. Les femmes, en tant que membres de la communauté scientifique, contribuent à élargir le champ des possibles, à améliorer la qualité de la recherche, à diversifier les points de vue et les expériences pour aborder les problèmes sous des angles multiples. Ignorer la place des femmes dans les sciences, c'est potentiellement négliger des idées novatrices au service de défis complexes.