La Maison Poincaré, premier musée en France entièrement dédié aux mathématiques
Entretien avec Sylvie Benzoni, mathématicienne et directrice de l’Institut Henri Poincaré (IHP).
Sylvie Benzoni revient sur les objectifs et l’histoire de ce musée hébergé et géré par Sorbonne Université. La Maison Poincaré est située au cœur de l'IHP, un centre de recherche international en mathématiques et physique théorique sous tutelle de Sorbonne Université et du CNRS.
Quand et comment est né le projet de la Maison Poincaré ?
Depuis la fin des années 1980, l’IHP a une triple mission : favoriser les échanges et interactions scientifiques au niveau international, permettre aux chercheurs et chercheuses de disposer d’une documentation scientifique de haut niveau, et encourager le dialogue entre science et société.
Lors du vingtième anniversaire de l’IHP en 2014, Cédric Villani et Jean-Philippe Uzan, alors directeur et directeur adjoint de l’institut, ont annoncé son extension au bâtiment du laboratoire de chimie physique fondé par Jean Perrin, prix Nobel 1926 de physique. La Maison Poincaré s’inscrit dans ce projet d’extension, avec l’ambition de réhabiliter cet espace chargé d’histoire en un lieu d’échanges scientifiques et d’y abriter un musée des mathématiques.
Sorbonne Université, qui a mis à disposition le bâtiment Perrin, et le CNRS se sont engagés en 2014 à soutenir le projet financé par un contrat plan État-Région de 14 millions d’euros. Le fonds de dotation de l’IHP a été créé en 2016 par Sorbonne Université, le CNRS, les sociétés savantes et le Cercle des entreprises partenaires afin de lever des fonds privés au service de ce projet de rencontre entre grand public et monde de la recherche. C’est grâce aux partenaires de ce fonds (entreprises et philanthropes) que nous avons notamment pu financer la muséographe et le grand Rulpidon, cette sculpture géométrique de plus de deux mètres de haut créée par Ulysse Lacoste.
Racontez-nous les ambitions architecturales et muséographiques de ce chantier de réhabilitation qui a duré cinq ans.
Quand j'ai pris la direction de l'IHP en 2018, le laboratoire de Chimie Physique-Matière et Rayonnement qui était alors abrité dans le bâtiment Perrin avait déménagé sur le campus Pierre et Marie Curie, le laboratoire avait été vidé. Le concours d’architecture pour la réhabilitation du bâtiment avait sélectionné Atelier Novembre avec l’agence de scénographie du&ma. Pour le musée il y avait bien sûr la base : la collection d'objets mathématiques de l’IHP, mais aucun projet concret. Tout restait à faire. C'était vertigineux.
Dès 2018, nous avons sollicité les membres du Comité de culture mathématique, un laboratoire d’idées pour les actions grand public, afin de constituer des groupes de travail sur le contenu des différents espaces du musée. Nous y avons associé toutes celles et ceux qui s’intéressaient au projet. Ce travail collectif associant la muséographe et physicienne Céline Nadal, l’agence du&ma pour la scénographie, et des dizaines de volontaires issus de la recherche, de l’enseignement et de la médiation, a donné naissance en mars 2019 à un programme muséographique détaillé.
Ce fut pour les architectes un réel défi d’aménager des espaces fonctionnels, modernes, aux normes de confort et d’accessibilité, dans le cadre patrimonial du bâtiment Perrin. La réalisation de ce chantier aura mobilisé les équipes de Sorbonne Université et de l’IHP pendant près de cinq ans et aura coûté près de 17 millions d'euros.
Quels sont les enjeux et les objectifs de ce musée adossé à la recherche ?
Le parcours muséographique et le contenu des dispositifs ont été conçus avec les chercheuses et chercheurs pour présenter les mathématiques dans leur diversité, leur créativité, leur humanité et leur ouverture au monde. Il s’agit de donner aux jeunes l’envie de s’y intéresser, de se questionner, et pourquoi pas, de susciter des vocations. En d’autres termes, l’enjeu est de donner une vision moderne, accessible et inclusive des mathématiques qui constituent une science vaste et vivante, en interaction permanente avec les autres sciences et la société.
Pour cela, les chercheuses et chercheurs ont abordé des thèmes et des questionnements qui touchent la société, des objets ou des problèmes du quotidien, au travers de divers supports : vidéos, films, livres, jeux, manipulations, dispositifs multimédias, interactifs. Ils ont apporté leurs idées, leurs connaissances, leur expertise, mais aussi des contenus documentaires, en participant à des interviews ou en réalisant des prototypes pour des manipulations. Aujourd’hui, ce sont 14 ambassadeurs et ambassadrices, dont la mathématicienne Nathalie Ayi, maîtresse de conférences à Sorbonne Université, qui continuent de porter les ambitions et les objectifs du musée et de donner une image incarnée des mathématiques à l’occasion de son ouverture.
Que va-t-on trouver dans ce lieu ?
La Maison Poincaré accueille sur deux niveaux du bâtiment Perrin une exposition permanente, un espace d'exposition temporaire et une grande salle d'activités de médiation, tandis que les autres étages du bâtiment sont réservés aux équipes et aux activités scientifiques accueillies par l'IHP. Sur plus de 600m2, le parcours d’exposition permanente se compose de sept espaces, tous pensés autour d’un verbe d’action.
L'espace Connecter, par exemple, donne un aperçu des domaines et sous-domaines des mathématiques, avec des objets du quotidien. L’espace Devenir a l’ambition de présenter des modèles inspirants de mathématiciennes et mathématiciens, en montrant la variété de leurs métiers et engagements. Dans l’espace Modéliser, on découvre quelques applications mathématiques dans des domaines très variés. Au sein de l’espace Visualiser, l’expérience de réalité mixte Holo-Math permet aux visiteuses et visiteurs de découvrir et d’interagir avec des objets et des concepts mathématiques comme s'ils faisaient partie intégrante d'un parcours narratif et immersif. La Maison Poincaré est ainsi le premier musée à proposer une activité collective en réalité mixte. L’espace Partager montre, quant à lui, comment les objets mathématiques ont inspiré un certain nombre d'artistes : sculpteurs, peintres, photographes… On peut se bercer de la langue mathématique, ou écouter des courtes histoires à partir des récits de nos mathématiciennes et mathématiciens.
Quels publics va-t-il accueillir ?
D’ici 2026, nous espérons accueillir 30 000 visiteuses et visiteurs par an, dont 20 000 scolaires avec 50 % issus d’établissements de zone prioritaire de la région Île-de-France, avec l'ambition de recevoir jusqu’à quatre classes par jour.
Nous avons conçu l’exposition permanente pour qu’elle soit accessible aux jeunes à partir de la quatrième, un niveau d’éducation qui inclut la grande majorité des adultes. Les scolaires, à qui nous voulons donner l’envie de s’intéresser aux mathématiques et plus généralement aux sciences, sont nos publics cibles privilégiés. Une offre modulable a été conçue pour donner à chaque enseignante ou enseignant la possibilité de construire la visite qui lui correspond.
Nous collaborons avec la Maison pour la science de Sorbonne Université afin d’accueillir pour des visites guidées les enseignantes et enseignants du premier et second degré, ainsi que des étudiantes et étudiants se destinant à cette profession. Nous avons également lancé un partenariat avec l'académie de Créteil pour faire venir les élèves qui ont moins l’occasion de se projeter dans un cursus en mathématiques.
Enfin, dans un souci d’inclusion, nous avons voulu offrir la meilleure accessibilité aux personnes en situation de handicap moteur, visuel et auditif en créant des parcours spécifiques, des fiches et cartels en relief et en braille, des maquettes, des vidéos sous-titrées et traduites en langue des signes. Un regret est de ne pas avoir réussi à rendre la chaire de l'amphithéâtre accessible à des personnes en fauteuil.
Vous avez opté pour une médiation humaine. Pourquoi est-ce important ?
C'est un vrai défi de faire dialoguer la communauté scientifique de l'IHP et le grand public. Nous avons donc fait le choix d’une médiation humaine, permettant d’aller plus loin que la visite libre. Ce type de médiation est particulièrement important pour un thème scientifique comme les mathématiques qui nécessite des explications, de la réflexion et de faire la passerelle entre différentes notions. Nous bénéficions, via Sorbonne Université, du label Science avec et pour la société (SAPS), qui nous a permis de recruter une animatrice pour les visites des classes et des groupes.
La parité femmes/hommes est au centre du parcours de visite. En quoi est-ce un enjeu essentiel à vos yeux ?
La proportion de femmes au sein de la communauté mathématique et numérique universitaire stagne depuis des décennies autour de 20% et encore trop peu de jeunes femmes s’engagent dans des études à dominante mathématique. Le poids des stéréotypes véhiculés depuis l’école primaire joue un rôle puissant sur l’orientation. Il est donc essentiel d’agir pour les déconstruire.
Nous avons voulu compenser le fait que l’histoire des mathématiques n’a principalement retenu que des hommes en choisissant une représentation paritaire, comme une aspiration à ce que le monde mathématique devrait être. Pour cela, nous nous sommes efforcés de présenter autant de portraits de femmes que d’hommes tout au long du parcours de visite, qu’il s’agisse de portraits vidéo, audio ou photo, de personnalités historiques ou actuelles. Nous n’avons pas cherché à présenter un panthéon des meilleurs mathématiciens, mais une diversité de parcours de vie inspirants auxquels les jeunes peuvent s’identifier, filles comme garçons.
À côté de l’exposition permanente, d’autres évènements sont prévus tout au long de l’année, n’est-ce pas ?
Des rencontres, conférences, projections-débats, installations artistiques éphémères feront vivre l’espace toute l’année, y compris en nocturne. Des expositions temporaires seront proposées autour d’une thématique en lien avec l’actualité ou les préoccupations sociétales. Des expositions « portraits » rendront hommage à des événements, époques ou grandes figures scientifiques. Des ateliers pratiques seront également organisés pour les enfants.
Enfin, la Maison Poincaré accueillera en résidence des artistes de différents horizons, comme l’artiste numérique, Kaspar Ravel, actuellement en résidence à Sorbonne Université.